« Vivre » d’Akira Kurosawa, une leçon de management
A propos de « Vivre » d’Akira Kurosawa
Chef d’œuvre intemporel couronné de l’Ours d’argent à Berlin, le film « Vivre », réalisé en 1952 par le grand cinéaste japonais est à voir et à revoir par celles et ceux qui s’intéressent à la bureaucratie.
Francis Massé
Président de MDN Consultants – Membre de la Fabrique du Futur
Kanji Watanabe, fonctionnaire proche de la retraite, apprend qu’il est atteint d’un cancer. Conscient de l’inanité de sa vie, il décide de consacrer ses derniers mois à la concrétisation d’un projet qui lui tient à cœur : l’assainissement d’un terrain vague en vue de créer un jardin pour enfants.
Alors qu’il est chef du bureau de l’accueil dans l’administration de la ville de Tokyo, il va s’évertuer avec succès à réaliser son projet. A la fin de l’histoire le Maire -Adjoint s’accapare le bénéfice électoral de cette réussite. Dans une construction ambitieuse le film relate alors les interrogations de ses anciens collègues lors de ses obsèques. A qui doit-on le jardin d’enfants ?
Dans notre langage actuel managérial on écrirait : qui a vraiment défini l’objectif et atteint le résultat ? Il se trouve que dans le cadre du Cercle de la réforme de l’Etat, je pilote en ce moment même un groupe de travail sur la « culture du résultat » et je dois dire que ce film vient à point nommé.
La demande d’un jardin d’enfants avait été formulée par des habitants d’un quartier de la cité tokyoïte et le courrier avait été dispatché selon les modalités technocratiques routinières. Pris d’une quête pure et sincère de donner un sens à son existence, Watanabe donne de nouvelles instructions qui étonnent : celle tout d’abord d’aller voir sur le terrain comment se pose le problème et d’aller écouter les habitants. Mais il ne s’en contente pas ; il donne de sa personne et va bousculer les différents silos bureaucratiques dont chacun a une raison sérieuse d’être concerné par le dossier : le service de l’assainissement, celui de la nature et des paysages, celui de la jeunesse, le bureau du Maire, le Maire-adjoint lui-même. Il va les voir tour à tour pour pousser le dossier.
Lors de la cérémonie funèbre, arrosée de saké, ses anciens collègues libèrent leur parole après le départ des autorités qui une fois de plus s’étaient attribué le bénéfice de la réalisation du parc. Se savait-il malade ? Etait-ce plutôt le service A, plutôt que B, ou encore C, qui pouvait être responsable du résultat ? Alors tour à tour, un fonctionnaire puis un autre et encore un autre, se rappelait un fait, une intervention, une parole, un acte de Watanabe. Peu à peu ils reconstituaient le puzzle de la construction géniale de leur ancien collègue, le travail harassant, l’exploit qu’il avait accompli contre toutes les routines et l’étroitesse d’esprit.
Car il faut bien le dire, il n’y a pas beaucoup de différence entre ce que décrit Kurosawa en 1952 de la bureaucratie japonaise et nos organisations publiques d’aujourd’hui. Des silos qui s’ignorent, des services qui ne coopèrent que rarement, des esprits routiniers et souvent dogmatiques engoncés dans leurs fausses certitudes. Voilà ce que dénonce le film et qui est hélas intemporel. Sauf qu’aujourd’hui, les interdépendances sont encore plus fortes et d’effets plus rapides entre les différentes situations et entre des problèmes à traiter aussi variés qu’ardus. Dès lors, nos organisations en silos et l’indifférence aux solutions qu’ils entretiennent, le mépris du résultat utile, le refus de tout changement, finissent par nuire aux intérêts des populations. Or Watanabe a découvert la chaîne du résultat, la création de valeur. Et plus que tout il a accompli avec lenteur et détermination, une tâche de vrai manager qui est, me semble-t-il tout l’art du management, la coordination de la coordination !
A la fin du film Kurosawa nous montre que malgré les velléités proclamées, les habitudes reprennent leurs cours et la médiocrité technocratique revient en force. Mais ce n’est qu’une fiction, après tout !
Francis Massé ; Urgences et lenteur – Quel management public à l’aube du changement de monde ? Éditions Fauves