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Recensions

Jacques CHEVALLIER – RFAP – n° 175 – 2020

MASSÉ Francis, Urgences et lenteur. Politique, administration, collectivités, un nouveau contrat, Fauves Editions, 2020, 286 pp.
RFAP, n° 175, 2020, pp. 837-838

Visant à définir les axes d’un réforme de la gouvernance publique et à tracer les contours d’un nouveau management public, la seconde édition de l’ouvrage de Francis Massé parue au début de l’année 2020 (1ère édition : 2017) n’a rien perdu de sa pertinence en dépit du bouleversement du contexte lié à l’épidémie du coronavirus : les thèmes de réflexion qu’il contient restent plus que jamais d’actualité ; et le constat des déficiences de l’action publique « dans sa fonction la plus importante d’anticipation et de gestion des crises » (p. 33) s’est révélée, en l’occurrence, d’une singulière pertinence. L’intérêt de l’ouvrage est, dans une large mesure, lié à la personnalité de son auteur : doté d’une solide expérience administrative, l’auteur la mobilise à bon escient pour en tirer une série d’enseignements d’ordre plus général ; et les développements fourmillent d’illustrations concrètes, témoignant d’une connaissance approfondie de la réalité administrative.

A la différence de travaux s’inscrivant dans la perspective d’une analyse critique des processus de réforme administrative, tel celui de Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig (La modernisation de l’État. Une promesse trahie ?, Classiques Garnier, 2019)[1], Francis Massé entend explorer pour sa part davantage les voies d’une transformation en profondeur de l’action publique. La conduite de l’argumentaire est limpide : après une introduction montrant que le Brexit a joué le rôle d’un révélateur, la première partie évoque les contraintes nouvelles auxquelles la gouvernance publique est désormais confrontée, la seconde définissant certains prérequis de son exercice ; la troisième peut alors délivrer ce que l’auteur appelle « les clés de l’intelligence managériale », à savoir les réformes essentielles qu’il conviendrait d’effectuer en vue d’améliorer le fonctionnement administratif, la quatrième insistant sur la nécessité d’une stratégie globale. Des tableaux synthétiques figurant an annexe apportent des éclairages complémentaires sur les questions abordées.

L’intitulé de l’ouvrage pourrait à première vue surprendre : l’urgence ne requière-t-elle pas en effet un processus de décision rapide ? Il traduit l’une des idées-force avancées par l’auteur : « répondre aux urgences, c’est aussi utiliser l’art consommé de la lenteur » (p. 16) ; il convient de « prendre le temps qu’il faut et qu’il est possible de prendre avant l’action » (p. 34). Les décisions prises dans la précipitation et sous l’empire de l’urgence ne sauraient être que de mauvaises décisions : il est dès lors indispensable de résister à la « dictature de l’urgence » (p. 168) qui, dans les sociétés contemporaines, exerce une pression permanente sur les décideurs ; créant un « déficit d’attente », elle serait génératrice d’ « inefficacité publique ». C’est donc tout un art de la décision politique que préconise Francis Massé ; mais « maîtrise du temps » ne veut pas dire « procrastination » : la lenteur est conçue comme « une méthode pour aller plus vite et plus loin dans la mise en œuvre » ». Elle permet au décideur politique de prendre la mesure des problèmes à traiter, en mobilisant les instruments d’analyse nécessaire, et de construire une stratégie cohérente, en faisant preuve de « lucidité » ; en revanche, une fois la décision arrêtée, l’administration est sommée d’agir avec rapidité et efficacité pour en assurer la bonne exécution. La relation traditionnellement établie entre un temps politique placé sous le signe de l’urgence et un temps administratif caractérisé par une sage lenteur est ainsi inversée.

La « révolution managériale » que Francis Massé appelle de ses vœux est liée au constat des « dysfonctionnements manifestes » qui affectent la marche de l’administration (p. 86) : absence de vision globale, échelle inadaptée de la vision et des solutions, coopération insuffisante entre services. Le poids des « routines administratives », le primat accordé au respect des « procédures », la tendance à la « complexification » seraient antinomiques avec l’impératif d’efficacité : ce « système de pensée sclérosé » (p. 94) serait, dans une large mesure le sous-produit de la formation reçue dans les écoles de la République. L’administration est ainsi invitée à opérer une véritable mutation, en s’immergeant dans une véritable « culture du résultat » et en prenant les moyens d’une « meilleure performance publique ». Cette « culture de l’efficacité » passe par l’adoption de principes nouveaux (p. 94) : l’autonomie, c’est-à-dire la décentralisation des initiatives au bon niveau de la décision publique, la simplification des procédures et des solutions, la clarté des orientations. Elle suppose aussi d’actionner le levier participatif (p. 135) : l’ « intelligence collective » étant un facteur de « lucidité », il s’agit, non seulement d’associer les fonctionnaires à la marche des services, mais encore d’impliquer les destinataires dans la prise de décision ; la confrontation des points de vue est conçue comme le moyen d’échapper aux routines bureaucratiques, génératrices d’inefficacité.

Concernant les propositions plus précises de réforme, l’accent est mis en tout premier lieu sur l’exigence de transformation du statut de la fonction publique dans le sens d’une meilleure adaptation et d’une plus grande mobilité : la formation devrait ainsi être repensée en vue de favoriser l’ouverture d’esprit, le sens de l’innovation et l’autonomie des intéressés, au prix d’une désacralisation de l’autorité hiérarchique. Sur le plan des structures, Francis Massé avance la conception quelque peu iconoclaste d’un « État à la demande » (p. 197), organisant son propre « démembrement » :  tandis que les services de l’État seraient cantonnés à un rôle de contrôle et de supervision, les établissements publics et les services déconcentrés seraient regroupés par secteurs d’activité au sein de quelques grandes agences publiques ; et les élus locaux pourraient être associés à la conception des politiques publiques au sein d’un « haut conseil de gouvernance » incluant les présidents de région.

L’idée d’un « État à la demande » est en réalité indissociable de la mise en avant d’une dimension européenne qui est placée au coeur de l’ouvrage. Il serait en effet impossible de concevoir une réforme de l’administration en France « sans tout faire pour réformer dans le même temps la gouvernance publique européenne » (p. 27). « Instance optimale pour exister dans le monde global » (p. 50), l’Europe est conçue comme une réalité incontournable, dont il est nécessaire de rénover la gouvernance, pour « atteindre une construction européenne optimale et stabilisée » (p. 197) : l’échelle européenne est ainsi invitée à se renforcer à travers les coopérations renforcées entre États, le développement ou l’approfondissement des politiques communes, la création de grandes agences, ainsi que la mise en place, dans certains domaines, d’un « service public européen ». Fervent partisan de la construction européenne qui représente à ses yeux un « choix incontournable », Francis Massé n’hésite pas à évoquer la figure d’un « État européen », « stratège des stratèges » (p. 45), disposant d’une vision d’ensemble et surplombant les administrations nationales, voire d’un « État indivis national et européen » (p. 26).

Urgences et lenteur est l’œuvre d’un auteur qui, comme le souligne la préface d’Anne-Marie Idrac, témoigne de « convictions affirmées » et fait preuve d’un « optimisme actif ». Visant à une meilleure efficacité de l’action publique, les propositions de réforme qu’il formule s’appuient sur une vision d’ensemble privilégiant l’adoption d’une démarche stratégique et misant sur « l’intelligence collective » pour y parvenir. L’impératif de cohérence de l’action publique est ainsi contrebalancé par l’accent mis sur l’importance donnée au facteur humain : le renforcement du pilotage politique devrait être assorti au niveau administratif d’un desserrement du carcan hiérarchique afin de « laisser libre cours à l’intuition, à l’instinct et au sens de l’opportunité » (p. 143). La définition d’une telle ligne de crête n’est pas le moindre intérêt d’un ouvrage qui retient l’attention par l’ampleur et l’engagement du propos.

Jacques CHEVALLIER

Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

 CERSA-CNRS

[1] Voir le compte-rendu de l’ouvrage, RFAP, n° 172,  2019, pp. 1133-1135.

Chronique de Charles Gachelin – Décembre 2014

A tous ceux qui inlassablement cherchent des idées neuves porteuses d’un nouvel optimisme en cette fin d’année, j’indique que je viens de trouver un ouvrage qui tranche dans cette marée de livres qui s’empilent sur les tables des libraires. Car il est semble-t-il de bon ton d’offrir au public ses états d’âme. L’on peut-être homme ou femme politique, artiste ou sportif, être plus ou moins célèbre, si l’on n’a rien ou presque à dire, il faut que tout le monde le sache, comme disait le génial Raymond Devos.

Le livre de Francis Massé (1) est en effet d’une autre trempe. Il s’agit de son troisième livre. Tous ses ouvrages n’ont qu’un but : contribuer à la réflexion pour la réforme de l’Etat. Et il sait de quoi il parle. Haut fonctionnaire, il a navigué à travers les instances du pouvoir et dans les grandes administrations sous les différents pouvoirs de droite et de gauche. Mais il ne s’est pas contenté de servir l’Etat. Il a regardé autour de lui, analysé et réfléchi. Ce dernier livre est une somme de ses constats. Lucide, il observe la « déconnexion des réalités ». Pénétrant, il voit toutes les facettes d’un « Etat dans le désordre » : « Une culture par trop individualiste de l’administration française isole chaque acteur dans son univers bureaucratique… Le système fabrique un homo administratus particulier qui pérennise un système de plus en plus inefficace et qui tourne sur lui-même sans rendre le service pour lequel il a été institué ». Iconoclaste il recherche une « philosophie de la réforme ». C’est ainsi qu’au fil de son expérience, il reprend la thématique des blocages au développement qui, chacun le voit, sont de toutes parts si actifs aujourd’hui. Il a l’audace de creuser pour son sujet le concept des «mythes fondateurs» qu’il appelle à rechercher «pour découvrir ce qui inspire ou bloque… ». Et par-dessus tout, il invite à bien comprendre que la culture grâce à sa riche diversité confrontée au risque majeur de l’uniformisation, est la clé permettant de dépasser les obstacles qui nous empêchent de changer.

Voici donc un ouvrage qui prend sa place au milieu de tous les écrits qui à travers le monde s’interrogent sur l’existant et tracent des pistes pour un avenir moins morose. Evidemment la plupart du temps tout sépare ces auteurs : le milieu dans lequel ils vivent, les ruptures

1 Francis Massé. Refonder le politique. 251 pages. Nuvis, 2012.

culturelles auxquelles ils sont confrontés, l’objet de leur recherche, la puissance des obstacles qu’ils rencontrent. Mais tous décrivent des voies nouvelles et ils ont un point en commun : ils ne sont pas des fins par eux-mêmes. Ils ne sont que des points de départ à partir desquels les réflexions peuvent se multiplier à l’infini. Elles finiront un jour ou l’autre par être entendues. Je rêve qu’ils puissent être réunis suffisamment longtemps pour échanger librement et définir ensemble quels sont les nouveaux paradigmes qui peu à peu se mettent en place.

Car il devient insupportable de voir rendre compte avec complaisance, dans un désordre stupéfiant, d’actes de sauvagerie, de sondages devenus si nombreux qu’ils en perdent le sens, de propos savamment murmurés pour être bien entendus, de photos volées… Nous vivons dans une cacophonie qui semble maintenant triomphante. Mais, si l’on accepte de le regarder, qu’elle n’empêche pas de voir le monde frissonnant de fièvre devenir différent.